L’iconographie représente souvent saint Vincent Ferrier surmonté d’une auréole sur laquelle nous pouvons lire : « Craignez Dieu et rendez-lui honneur ». Saint Jean écrit dans sa première lettre : « Il n’y a pas de crainte dans l’amour, l’amour parfait bannit la crainte (56) ». Dans le sens le plus courant, « craindre » signifie « redouter ». À l’époque de saint Vincent Ferrier, la peur est un sentiment omniprésent car l’insécurité est totale, la guerre et la peste rendent les forces hostiles toujours présentes à l’homme. Les danses macabres sur les fresques de certaines églises donnent une belle illustration des préoccupations des hommes de ce temps-là. Beaucoup plus que nous, l’homme du Moyen-Âge est proche de l’homme de la Bible. Comme lui, il vit dans un univers qu’il maîtrise mal, dont il ne connaît pas les rouages et qui, très vite, peut s’avérer hostile.
Pétri de culture biblique, saint Vincent Ferrier sait que face à tous ces dangers, la voix du Seigneur rassure : « Ne crains pas, c’est moi ton bouclier (57) », dit Dieu à Abraham, qui va livrer bataille pour libérer Loth, son neveu. Isaac est rassuré de la même manière dans le conflit qui l’oppose aux Philistins :
« Je suis le Dieu d’Abraham ton père, ne crains pas car je suis avec toi (58) ». Il sait que, « qui s’appuie sur le Seigneur ressemble au Mont Sion : il est inébranlable, il demeure à jamais (59)». La crainte du Seigneur a donc pour premier effet de relativiser la crainte que peuvent inspirer les hommes ou les éléments naturels, tout comme les trois premiers commandements placés en tête du décalogue libèrent l’homme de toute domination que l’on prétendrait lui imposer.
« Craignez Dieu et rendez-lui honneur. » Ce que saint Vincent Ferrier recommande, c’est la vertu de religion qui associe de façon caractéristique le sens de la transcendance au service et à l’amour de Dieu et du prochain. Tout en mesurant la distance infinie qui le sépare de Dieu, l’homme sait que
Dieu l’a choisi, qu’il a fait alliance avec lui et qu’il l’aime. La crainte, comprise en ce sens, est associée à la connaissance de Dieu : « Sur lui reposera l’esprit du Seigneur : esprit de sagesse et de discernement, esprit de conseil et de force, esprit de connaissance et de crainte du Seigneur (60)». Dans l’évangile de saint Luc, Jésus associe le fait de ne pas craindre Dieu à celui de ne pas respecter les autres : « Il y avait dans une ville un juge qui ne craignait pas Dieu et ne respectait pas les hommes (61) ».
Une des caractéristiques de notre société est la perte du sens de la transcendance. Notre époque, sécularisée et relativiste, semble enfermée dans ses propres limites, livrée à sa seule immanence, dans le refus de toute verticalité. Une adjointe en Pastorale Scolaire demandait un jour à ses élèves :
« Parmi les commandements de Dieu, quels sont ceux qui vous semblent aujourd’hui inutiles ? » Ils répondirent unanimement : « Les trois premiers ! ». Cette réponse est caractéristique d’une mentalité qui, dans la pratique, se passe de Dieu et ne reconnait au fait religieux que le vague mérite d’une possibilité d’organisation sociale. Mais cette organisation sociale n’a plus de fondements, plus de régulateur, plus de garant.
Dans un monde sans transcendance, où le « comment » du fonctionnement des choses prend le pas sur le « pourquoi » métaphysique, seule la réussite du plus fort finit par s’imposer. L’immanentisme de notre modernité tar- dive, qui se présente comme l’aboutissement de nos aspirations à la liberté, aboutit en fin de compte à l’asservissement à la force. Tant pis pour les faibles, les inadaptés au monde tel qu’il va. Pascal pourrait écrire quelques pensées supplémentaires dans ses Considérations sur la misère de l’homme sans Dieu pour lutter contre « la culture du déchet » que le Pape François dénonce avec tant de force, quand il évoque les structures économiques de notre époque.
Au-delà de ses conséquences sociales, le refus de la transcendance n’est pas sans effets sur l’humanité elle-même et sur son évolution. Le fait de priver l’homme de tout appel à un ailleurs, capable de transcender sa nature contingente et sa finitude, ne l’empêche pas d’être habité par un désir infini et d’aspirer à l’infini. La seule porte qui lui sera ouverte sera, dès lors, la tentation du transhumanisme qui consiste à utiliser toutes les ressources de l’intelligence artificielle, de la robotique et des nanotechnologies dans le but prométhéen de faire un surhomme, rêve d’apprenti-sorcier qui cherchera à remplacer l’humanité par une espèce plus adéquate. Après la mort de Dieu la mort de l’homme ?
Nous n’avions sans doute jamais été aussi près de la question que pose le Père Henri de Lubac dans Le drame de l’humanisme athée : « Retournerons-nous à la barbarie, à une barbarie sans doute très différente de l’ancienne, mais sans doute aussi beaucoup plus atroce, barbarie technique et centralisée, barbarie réflexivement inhumaine ? Ou saurons-nous retrouver, dans des conditions différentes, avec une conscience approfondie et pour un plus libre et plus magnifique essor, le Dieu que l’Église nous propose toujours, le Dieu vivant qui a fait l’homme à son image ? Telle est, par-delà tous les problèmes qui nous sollicitent, la grande question qui se pose aujourd’hui (62) ».
Le « Craignez Dieu et rendez-lui honneur « de saint Vincent Ferrier nous rappelle la nécessité de redécouvrir la transcendance de Dieu pour sauver la place de l’humanité. Affirmer que l’homme est sacré n’a de sens que s’il existe une référence à un « sacré » transcendant. Saint Irénée l’assurait déjà au IIe siècle : « La gloire de Dieu c’est l’homme vivant ; la vie de l’homme c’est de contempler Dieu (63)».
L’évangélisation va de pair avec la redécouverte du sens du sacré qui, en disant ce qu’est Dieu, nous dit aussi ce qu’est l’homme : image de Dieu et capable de Dieu. Cette redécouverte, plus que par des mots, peut se faire par la liturgie dans laquelle Dieu lui-même agit en faveur de l’homme pour le sauver. Le soin que saint Vincent Ferrier apportait aux célébrations liturgiques peut être pour nous source d’inspiration aujourd’hui.
(56) 1 Jn 4, 18.
(57) Gn 15, 1.
(58) Gn 26, 24.
(59) Ps 124, 1.
(60) Is 11, 2.
(61) Lc 18, 2.
(62) Henri de Lubac, Le drame de l’humanisme athée, Editions du Cerf 1999, pages 69-70.
(63) Saint Irénée, Adversus hereses, livre IV, 20, 7. 6