Maître Vincent, qui n’est qu’à demi satisfait par les résultats de son rendez-vous avec le Roi d’Angleterre, redescend vers la Bretagne qu’il va retraverser du nord au sud, toujours marchant, toujours prêchant. Il continue à faire ce qu’il fait depuis vingt ans et qu’il fera désormais jusqu’à sa mort. Il passe de cité en cité, de village en village. S’il y a un couvent de son ordre, il y réside, s’il n’y en a pas il prend pension chez l’habitant. « Quand vous serez reçus dans une maison, restez-y ; c’est de là que vous repartirez. »(11) Partout où il arrive une estrade est dressée à l’extérieur, sur une place ou dans un pré, car aucun sanctuaire, aucun cloître ne peut contenir les foules qui viennent l’entendre, attirées par sa réputation de prédicateur et les miracles qu’il sème sur son passage comme autant de témoignages de la véracité de sa parole et de la foi qu’elle fait renaître dans le cœur de ceux qui l’ont écouté.
Tous les témoins du procès de canonisation indiquent qu’au petit matin c’est un vieillard usé qui sort de son logis. Il faut l’aider à avancer au milieu de la foule et pratiquement le porter jusqu’à l’estrade d’où il va se livrer à son ministère, tant son corps semble être épuisé par les fatigues qu’il s’impose. Sur l’estrade, un autel a été élevé et Vincent commence sa journée par la célébration de la messe.
Depuis la visite qu’il a faite à l’abbaye bénédictine de Montserrat en compagnie du Pape Benoît XIII, Vincent Ferrier a développé un amour singulier pour la liturgie. Tous les matins, la messe est chantée. Dans la troupe qui accompagne le prédicateur tout au long de son long périple apostolique, il y a toujours un groupe de chanteurs et de musiciens à qui cette tâche est impartie. Les anges musiciens qui sont peints sur la voûte de l’église de Kernascléden évoquent cela et les partitions qui se déploient sur les fresques à partir de leurs instruments permettent de reconstituer la beauté liturgique dont le saint aimait à entourer ses célébrations. Sa devise : « Craignez Dieu et rendez-lui gloire » s’enracinait et se réalisait dans sa manière de célébrer le culte. Ce n’est qu’après avoir célébré l’Eucharistie, « source et sommet de la vie chrétienne (12) », que Maître Vincent s’adressera aux foules qui se pressent autour de lui. Au fur et à mesure qu’il parle, il s’exalte et semble rajeunir.
Dans son article très documenté « Un Valencien en Bretagne », Jean- Christophe Cassard écrit : « Une manière de fluide électrique émane alors de sa personne qui fait que chacun le suit à défaut de comprendre la littéralité de ses phrases ». Les témoins au procès de canonisation évoqueront un renouvellement du miracle de Pentecôte : « Dans la stupéfaction et l’émerveillement, ils disaient «ces gens qui parlent ne sont-ils pas tous Galiléens ? Comment se fait-il que chacun de nous les entende dans son propre dialecte, sa langue maternelle (13)».
Au fur et à mesure qu’il parle, il s’anime, son corps lui-même semble s’adapter à son discours. Dom Yves, abbé cistercien de Notre-Dame de Lanvaux, déclarera au procès de canonisation : « Lorsqu’il parlait des vices ou des peines de l’Enfer il paraissait terrible et sévère, si bien que beaucoup de ceux qui l’entendaient étaient saisis de terreur ; mais lorsqu’il parlait de Dieu, des vertus, des joies du Paradis, il paraissait doux et miséricordieux, en sorte qu’il ramenait ses auditeurs les plus rudes à la dévotion et les poussait à la contrition ».
Même si nous avons parfois le sujet général de tel ou tel de ses sermons, aucun texte complet de ceux qu’il a prononcés en Bretagne ne nous est connu. L’essentiel de ses homélies, d’après les témoins du procès de canonisation, semble avoir été une catéchèse élémentaire : l’explication du sens profond des prières, la nécessité d’assister à la messe, les grandes lignes du credo chrétien, les fins dernières de l’homme.
La tradition orale a beaucoup insisté sur ce dernier sujet en présentant Vincent comme l’Ange de l’Apocalypse, l’annonciateur du dernier jugement, le contempteur menaçant les pécheurs qui ne viendraient pas à résipiscence par une authentique conversion. Mais en quels termes aurait- il pu s’adresser à des pécheurs endurcis, seigneurs brigands qui spoliaient les pauvres, clercs simoniaques et concubinaires, religieux en rupture de bans, tout ce qui constituait la « structure de péché » du Moyen-Âge finissant ? Saint Jean-Paul II et le pape François n’ont-ils pas eux-mêmes menacé les membres de la mafia des feux de l’Enfer lors de leurs déplacements dans le sud de l’Italie ?
Photo : Lever de soleil sur Jérusalem .
La plupart des témoins au procès de canonisation aiment à rappeler que ses sermons étaient doux et agréables à entendre, si bien que Maître Vincent tient plus de l’évangélisateur des masses que du prédicateur vindicatif et enflammé. Quand il annonce la fin du monde et le Jugement dernier, en cette fin de Moyen-Âge «ré-ensauvagée» par l’égoïsme des puissants, les guerres, la peste et le chacun pour soi généralisé, il annonce les temps nouveaux : « Alors j’ai vu un ciel nouveau et une terre nouvelle, car le premier ciel et la première terre s’en étaient allés (14)». L’annonce de la fin, si elle a pour but d’amener à la conversion et au salut les pécheurs endurcis, les profiteurs de ce monde, vise aussi à ouvrir à ceux qui l’écoutent les perspectives infinies de l’Espérance, la victoire du Ressuscité.
Dans son Traité de la vie spirituelle, il enseigne à ses disciples l’art de prêcher : « Dans les sermons et les exhortations, employez un langage simple et familier pour expliquer clairement aux fidèles ce qu’ils doivent faire. Autant que possible partez d’exemples concrets afin que le pécheur, chargé des péchés que vous reprenez, se sente atteint en plein cœur. Mais parlez de telle sorte que vos paroles paraissent sortir non d’une bouche orgueilleuse et hostile, mais bien des entrailles de la charité et d’une compassion paternelle. Soyez comme un père qui s’apitoie sur ses enfants coupables, qui les pleure quand ils sont malades, qui se désole quand ils sont tombés dans une fosse profonde, et qui fait tous ses efforts pour les délivrer de ces périls. Ou plutôt ayez le cœur d’une mère qui caresse ses enfants. Et réjouissez-vous de leurs progrès et de l’espérance qu’ils ont de mériter la gloire du Paradis. L’esprit de douceur. C’est par l’esprit de douceur que vous ferez du bien à vos auditeurs, tandis qu’ils seront peu touchés si vous vous contentez de considérations générales sur les vices et vertus. »
Ces instructions, écrites probablement en 1407, sont empreintes de l’expérience mystique qu’il a vécue le 3 octobre 1398 au cours de laquelle il a reçu l’injonction de prêcher « à la manière des Apôtres ».
La nécessité de prêcher « à la manière des Apôtres » conduit Vincent à ne vouloir obtenir aucune conversion par contrainte mais par persuasion. Il ne cherche pas à vaincre, mais à convaincre par la parole et par l’exemple.
Dans un monde où la religion était le ciment des peuples et des états, les dissidences spirituelles apparaissaient souvent comme une menace pour l’unité politique. La subsistance des royaumes musulmans dans la péninsule ibérique dans laquelle il a été élevé, constitue un danger pour les souverains chrétiens qui n’en ont pas terminé la reconquête. La présence d’importantes communautés juives était perçue comme une réalité inquiétante de nature à fragiliser la sûreté des états et la violence avait souvent le dernier mot. Dans un sermon prononcé à Valence et cité par Salomon Mitrani- Samarian dans la Revue des Études Juives (15), saint Vincent Ferrier s’élève contre cet état de fait : « Les Apôtres qui ont conquis le monde ne portaient ni lance ni couteau … les émeutes que les chrétiens font contre les juifs, ils les font contre Dieu lui-même. Les juifs doivent venir d’eux- mêmes au baptême …» Il serait bien évidemment anachronique de parler ici de liberté religieuse. Vincent croit en la nécessité de la conversion pour obtenir le salut, mais sa démarche respecte les droits de la conscience, le rôle de la prédication est de l’éclairer suffisamment pour qu’elle fasse le bon choix. Il prêche pour sauver les âmes. C’est à cette tâche qu’il consacre sa vie.
Dans ses déplacements, Maître Vincent n’est pas seul. Il est accompagné par tout un peuple, souvent des gens qu’il a convertis, qu’il a arrachés « à la vie sans but qu’ils menaient à la suite de leurs pères » et qui se sont attachés à ses pas, comme cet étudiant converti à Toulouse et qui va le suivre par les chemins de France et de Bretagne. C’est un groupe composé de gens de toutes les conditions sociales : des prêtres qui l’assistent dans le ministère de la confession, des frères dominicains qui le secondent dans la prédication, des pénitents qui marquent leur changement de vie par une existence austère, des flagellants désireux de s’associer aux souffrances du Christ.
Nos mentalités modernes ont du mal à comprendre cela. Des hommes ayant rencontré le Christ par une authentique conversion ont voulu communier aux souffrances de sa Passion. Dans son « Histoire de Saint Vincent Ferrier », le Père Fages évoque ces flagellants et qualifie leurs processions de « processions de compassion ». Dans son commentaire du Psaume 61, saint Augustin affirme que les souffrances du Christ ne sont pas seulement les souffrances du Christ-Tête mais les souffrances du Christ-Total, tête et membres : « En effet, si les souffrances du Christ étaient seulement dans le Christ, entendu de la tête seule, comment un de ses membres, l’Apôtre Paul, peut-il dire : ce qu’il reste à souffrir des épreuves du Christ, je l’accomplis dans ma propre chair ? (16) »
Saint Vincent Ferrier n’agit pas seul. Son œuvre, au-delà de son charisme propre, est l’œuvre d’une communauté de croyants, d’une communauté de priants, entièrement donnée à la mission, qui participe à son souci de sauver les âmes, tandis que les guerres et les épidémies semblent emporter inexorablement le monde charnel vers sa perte. L’évangélisation n’est jamais l’œuvre d’un seul. Jésus envoyait ses disciples deux par deux. Jean- Christophe Cassard qualifie Vincent de « pédagogue novateur », parce que, écrit-il : « L’équipe du Valencien est la première à s’occuper des enfants, regroupés à part, auxquels un clerc séculier inculque les gestes et les prières élémentaires tandis que leurs parents écoutent le maître »(17). Il y a aussi innovation, poursuit-il, dans les prolongements de la tournée. En coordination avec le clergé local, des résumés de ses sermons, en français et en breton, circulent dans les paroisses. Il s’agit donc bien d’une campagne d’évangélisation, organisée, structurée, qui cherche à dépasser le cadre d’une simple prédication de carême ou de sermons de circonstances.
Une fois la prédication terminée, le saint descend de son estrade et se livre à un véritable bain de foule ; on l’approche, on le touche, certains coupent un morceau de sa cape ou de son scapulaire pour emmener avec eux, outre les impressions de ses propos, un sou- venir de lui, une relique dont on espère quelque miracle. Les vêtements lui ayant appartenu sont en effet réputés miraculeux depuis qu’au couvent de Collioure, un frère convers dominicain sourd-muet de naissance, Pierre Cerda, a recouvré l’ouïe et la parole après avoir revêtu, à son insu, la cape qu’il venait de déposer.
(11) Luc 9, 4
(12) Concile Vatican II, 21 novembre 1964, Constitution Dogmatique sur l’Église Lumen Gentium n°11
(13) Actes 2, 7 – 8
(14) Ap 21, 1
(15) « Un sermon valencien de saint Vincent Ferrier », 1907, N° 108 pages 241-245
(16) Saint Augustin, Discours sur les psaumes, IVe siècle, 2 vol., collection « Sagesses chrétiennes », Éditions du Cerf.
(17) J-C Cassard, « Un Valencien en Bretagne au XVe siècle : Vincent Ferrier (1418-1419) », page 172.