Evangéliser à la manière des apôtres

L’Église existe pour évangéliser, c’est son premier devoir, c’est sa nature : « Comme le Père m’a envoyé, moi-aussi je vous envoie (30) ». En disant qu’il avait été appelé à prêcher «à la manière des Apôtres», Vincent Ferrier nous apporte trois éclairages.

L’urgence de l’évangélisation

En premier lieu, il nous invite à un retour aux sources. Certes, la sécularisation ambiante nous aide à prendre conscience de l’urgence de la mission mais elle n’en est pas la cause. La nécessité d’évangéliser n’est pas le fruit de raisons contingentes. Si tel était le cas, la condition missionnaire de l’Église ne serait motivée que par les circonstances présentes et un contexte défavorable à l’Église. La mission ne serait qu’une tentative de restauration en vue de récupérer ce que nous aurions le sentiment d’avoir perdu. L’activité missionnaire manquerait alors de profondeur dans ses motivations et serait probablement vaine.

Le Concile Vatican II place à un tout autre niveau le devoir d’évangéliser : « De par sa nature, l’Église, durant son pèlerinage sur la terre, est missionnaire, puisqu’elle tire son origine de la mission du Fils et de la mission du Saint-Esprit, selon le dessein de Dieu le Père (31)». Paul VI n’affirmait rien de moins lorsqu’il écrivait : « Évangéliser est en effet la grâce et la mission propre de l’Église, son identité la plus profonde. Elle existe pour évangéliser (32) ».

Le Pape François, dans son Exhortation Apostolique La Joie de l’Evangile, vient nous rappeler que la conversion missionnaire ne peut être considérée ni comme une stratégie, commandée par une nécessité de rattrapage, ni comme un choix possible parmi d’autres, ni comme une mode passagère, ni comme un nouveau slogan. « Ce n’est  ni l’opinion d’un pape, ni une option pastorale parmi d’autres possibilités ; ce sont les indications de la Parole de Dieu, aussi claires, directes et indiscutables qu’elles n’ont pas besoin d’interprétations qui leur enlèveraient leur force d’interpellation (33)».

L’appel à la mission nous invite à un ré-enracinement en profondeur de l’Église dans ce qui la fonde, dans sa nature propre et dans son origine théologale : le dessein du Père qui « veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité (34 )», la mission du fils qui est venu « pour que les hommes aient la vie, la vie en abondance (35) » et la mission du Saint-Esprit qui transforme le cœur des disciples du Christ.

La finalité de l’action missionnaire de l’Église est la vie, la joie, l’amour, le bonheur sans fin de ceux vers qui elle est envoyée : « la vie en abondance (36) ». Cela ne va pas sans un décentrement : «
Je ne veux pas une Église préoccupée d’être le centre et qui finit renfermée dans un enchevêtrement de fixations et de procédures (37) »
. Ce décentrement nous fait nous tourner vers cette « multitude affamée » et Jésus nous répète sans arrêt : « Donnez-leur vous-même à manger (38)».

Ce décentrement est double : d’un côté il nous fait nous tourner vers Celui qui nous envoie et qui nous précède, vers Celui qui est le sujet de la mission, vers Celui qui en a l’initiative ; de l’autre, vers ceux qui sont l’objet de sa sollicitude. Ainsi la profondeur de la vie spirituelle et l’exercice de la mission vont de pair et rajeunissent l’Église.

Saint Vincent Ferrier, en bon fils de saint Dominique, prêchait ce qu’il avait contemplé. Sa journée commençait par la messe et se poursuivait dans la prédication.

Face à la situation de la société de son temps, il n’attend pas à l’intérieur de l’église pour que les gens viennent écouter ses sermons ou lui demander des conseils. Pour lui, il est impératif de sortir du couvent pour aller les chercher et pour les évangéliser en leur enseignant les vérités de la foi. En parcourant les routes du monde pour appeler à la conversion, saint Vincent Ferrier se présente ainsi comme un véritable précurseur de «l’Église en sortie» que le Pape François appelle de ses vœux.

(28) Paul VI, Allocution aux membres du Conseil des Laïcs, 2 octobre 1974 AAS 66, Evangelii Nuntiandi n°41, page 56.
(29) Paul VI, Evangelii Nuntiandi n°24.
(30) Jn 20, 21 -31
(31) Ad Gentes n°2.
(32) Evangelii Nuntiandi n°14
(33) Evangelii Gaudium n°271.
(34) 1 Timothée 2, 4.
(35) Jn 10, 10.
(36) Jn 10, 10.
(37) Evangelii Gaudium n°49.
(38) Mc 6, 37.

La pauvreté des moyens

Le deuxième éclairage que saint Vincent Ferrier nous apporte par son appel à prêcher «à la manière des Apôtres» est celui de la pauvreté des moyens.

Fils de notaire, familier des princes et des rois, membre de la cour pontificale d’Avignon pour laquelle il a si souvent fait office d’ambassadeur auprès des puissants de ce monde, Vincent Ferrier n’avait jamais manqué des moyens nécessaires aux missions qui lui étaient confiées. Pourtant, lorsque le 22 novembre 1399 il quitte Avignon, avec le titre de légat du Christ, c’est un homme seul, à pied et sans aucun moyen, qui sort de la ville. Par la suite, un âne portera son maigre bagage composé des quelques livres nécessaires à l’étude et à la préparation des prédications. Plus tard encore, lorsqu’une blessure à la jambe l’empêchera de marcher, l’âne lui servira de monture. Petit à petit un groupe de personnes, véritable communauté de priants, se constituera auprès de lui, composé de personnes qui ont été converties par sa prédication et qui ont quitté leur ancienne vie pour le suivre dans la pauvreté évangélique.

L’Évangélisation suppose la logique du don de soi plus que la richesse des moyens utilisés. C’est en ce sens que le Pape François appelle de ses vœux une Église pauvre. Penser que l’on peut attirer les hommes au Christ par la propagande, la publicité et les ressources matérielles qu’elles requièrent serait limiter la mission à une entreprise humaine conditionnée par des moyens mondains.

Dans l’Évangélisation, c’est le Christ qui prend l’initiative, qui touche, qui attire : « Quand je serai élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes (39) ». C’est lui qui agit dans la vie de ses disciples et qui touche le cœur de ceux à qui il s’adresse parce que tous les cœurs ont été créés pour lui et sont en attente de sa manifestation.

Miser essentiellement sur les moyens humains reviendrait à nous attribuer à nous-mêmes la mission et les mérites de son succès. Quand il envoie  ses disciples en mission, le Seigneur ne les équipe pas, il les dépouille : « Il appela les Douze ; alors il commença à les envoyer en mission deux par deux. Il leur donnait autorité sur les esprits impurs et il leur prescrivit de ne rien prendre pour la route, mais seulement un bâton ; pas de pain, pas de sac, pas de pièce de monnaie dans leur ceinture (40) ». Ce sont les instructions que saint Vincent Ferrier a suivies. Ce ne sont pas ses relations et ses moyens humains qu’il met en avant, c’est le don de sa personne, pour que, le Christ l’ayant transformée, il agisse lui- même à travers elle, à sa manière.

N’est-ce pas là la conversion-missionnaire à laquelle nous sommes invités ? Ce n’est pas en accumulant les moyens matériels, les richesses, les stratégies, la logique de puissance, les influences mondaines que nous pouvons répondre à notre vocation baptismale, mais en laissant le Christ agir en nous : « Lui qui est riche il s’est fait pauvre à cause de vous pour que vous deveniez riches par sa pauvreté (41) ».

(39) Jn 12, 32.
(40) Mc 6, 7-8.
(41) 2 Co 8, 9.

On n’est pas chrétien tout seul

Le troisième éclairage que saint Vincent Ferrier nous apporte par sa manière de conduire la mission, c’est que l’on ne peut pas évangéliser tout seul.

Être chrétien, témoigner de sa foi, de son appartenance au Corps du Christ ne peut se vivre qu’en communion avec les autres. « Prenons une comparaison  : en un corps unique, nous avons plusieurs membres qui n’ont pas tous la même fonction ; de même, nous qui sommes plusieurs, nous sommes un seul corps dans le Christ, et membres les uns des autres, chacun pour sa part (42) ».

Dans sa prédication itinérante, saint Vincent Ferrier était accompagné de tout un cortège de disciples, des gens qu’il avait convertis ou guéris qui s’associaient à sa mission. Ils le suivaient sur la route, en chantant des can- tiques, en priant, en communiant aux souffrances du Christ par une vie pénitente. Arrivés à l’étape, ils organisaient et animaient les liturgies, enseignaient les enfants, confessaient s’ils étaient prêtres.

Le témoignage d’un seul est peu crédible. Le témoignage que nous pouvons rendre à la personne et au message de Jésus prend toute sa valeur dans la mesure où il est porté par plusieurs. On ne peut pas annoncer la charité si on ne la vit pas.

La mission d’annoncer Jésus-Christ, reçue au baptême, est une mission reçue en Église. Elle ne peut pas être intrinsèquement liée à la pensée ou à l’initiative d’un seul. Une pluralité de langages, de formes, de façons de voir, de penser peuvent être complémentaires et offrir une vision plus juste de la réalité. Nous avons tous à apprendre les uns des autres, chacun selon son histoire et personne ne peut prétendre s’approprier la mission sans respecter l’engagement et le charisme des autres.

Appelé à prêcher « à la manière des Apôtres », saint Vincent Ferrier s’inspire de la façon d’agir que Jésus a inculquée à ses premiers disciples : « Après cela, parmi les disciples, le Seigneur en désigna encore soixante-douze et il les envoya deux par deux, en avant de lui, en toute ville et localité où lui-même devait se rendre (43)». Personne n’est envoyé en mission tout seul. L’Église est l’Icône de la Trinité, son action dans le monde passe nécessairement par la communion interpersonnelle, signe de la communion des saints, image de la communion trinitaire.

(42) Rm 12, 4-5.
(43) Lc 10, 1.