Dans les premiers paragraphes d’Humanae Vitae, le pape Paul VI identifie les « nouvelles questions » relatives à la vie conjugale, entraînées par des changements de tous ordres survenus dans les années 1960. Questions sur lesquelles l’encyclique entreprend d’éclairer les consciences. Quels éléments de contexte – sociaux, économiques, scientifiques mais aussi philosophiques – est-il utile de rappeler ?
Père Antoine de Roeck : La première encyclique sur le mariage et le bien des époux est de Léon XII Arcanum divinae (Lire) promulguée en 1880 puis il y a eu la grande encyclique « Casti connubii » promulguée en 1930 par Pie XI (Lire). La question de la vie conjugale émerge vraiment au cours du XXe siècle, en particulier à cause de la situation socio-économique des familles, notamment en Europe, où l’on voit, avec l’essor de l’industrie, des ouvriers avec des familles nombreuses et pas forcément les salaires correspondants. Ces points sont donc abordés aussi pour le bien des familles ; comment ne pas sacrifier la vie, finalement, et la valeur unique de la vie humaine à des difficultés qui soient d’ordre social, économique ?
Il arrive que, dans l’enseignement, parfois simpliste, l’union sexuelle des époux ne soit perçue que dans sa dimension de « devoir conjugal », éloignant l’une de l’autre les deux fins du mariage et de l’union des époux : la dimension unitive et la dimension procréative.
Par ailleurs, dans la société, il y a aussi un développement du malthusianisme qui passe par la perspective de l’avortement et par une banalisation de la contraception. Le pape Paul VI a été confronté à ces questions de manière très proche puisque dans son entourage, des proches ont été confrontés à l’aspect très concret du nombre des naissances et de leur accueil.
Ce qui émerge n’est pas seulement la question du nombre d’enfants et de la condition de la famille en général mais il s’agit aussi de la vérité de la relation conjugale.
Dans les milieux ecclésiaux, une partie des fidèles et du clergé conteste déjà l’enseignement du Pape Paul VI, à la suite de son encyclique sur le célibat sacerdotal (lire) parue l’année précédente…
En ce qui concerne la préparation et le processus d’écriture de l’encyclique, il y a eu la consultation des évêques et les travaux préparatoires d’une commission ?
Le travail préparatoire a duré très longtemps, puisque le Pape Jean XXIII s’était déjà saisi du sujet dès le début de son Pontificat, en ajoutant au sujet strictement traité par Humanae Vitae la question de la population. Puis, lors des travaux conciliaires, une commission approfondit également la question, avant que Paul VI ne lance une large consultation chez les évêques sur ce sujet que lui-même étudie à fond.
Un livre du professeur Gilfredo Marengo sorti cette année en juillet refait cet historique de l’écriture de l’encyclique à partir des sources contenues dans les archives du Vatican. C’est un travail inédit jusque là. Une thèse a également été rédigée, et publiée en mars dernier, montrant le travail considérable de Karol Wojtyla, alors évêque de Cracovie.
En effet, après avoir eu le retour de tous les évêques, Paul VI a convoqué une commission, dont faisait partie Karol Wojtyla. N’ayant pu venir à Rome pour la réunion de la commission, ce dernier a envoyé ses conclusions dans ce qu’on appelle le « mémorandum de Cracovie ».
Ces conclusions étaient fondées sur une réflexion philosophique et théologique, influencée par sa formation personnaliste (Max Scheler) mais aussi par l’expérience vécue lors de ces temps partagés avec des foyers, notamment ses fameux séjours en montagne où les questions se sont posées de manière très concrète. Par conséquent, il ne s’agit pas d’une réflexion uniquement spéculative mais extrêmement réaliste ! Et tout ce qu’il va développer comme souverain pontife dans ses catéchèses s’ancre dans ce réalisme. (cf « Journal d’une amitié » de Wanda Poltawska).
Dans les premières catéchèses de son pontificat, sur plus de quatre années, Saint Jean-Paul II va développer sur le fondement de la Révélation et de la raison humaine le contenu de l’encyclique du bienheureux Paul VI. Il offre une piste d’approfondissement qui dépasse de loin les considérations légalistes qui peuvent susciter une certaine méfiance quant au sujet traité. On y trouve une réponse objective spirituelle à une question qui est tout à fait actuelle mais qui concerne avant tout la nature même de l’homme et le plan de Dieu sur nous.
« Ce qui émerge n’est pas seulement la question du nombre d’enfants et de la condition de la famille en général mais il s’agit aussi de la vérité de la relation conjugale ».
« Le plein accord n’avait pas été réalisé au sein de la Commission sur les règles morales à proposer » : en quoi les conclusions divergeaient-elles ? Sur le registre pastoral notamment ?
La question pastorale était de savoir comment allait être reçue une « illicéité » ; ce terme risquait de « rebuter » les fidèles. Les traducteurs mêmes de la secrétairerie d’Etat remettent en cause la formulation du Saint Père. Après que le bienheureux Paul VI ait retouché le texte, l’encyclique est publiée, mais est reçue très diversement. On craint effectivement un impact pastoral négatif, en pensant que l’éducation des consciences n’est pas facile à réaliser, d’une part, et d’autre part que l’idéal de sainteté est alors hors de portée des fidèles. Tout le travail d’accompagnement consistera à faire comprendre le bien-fondé de cette expression du magistère. Le pape saint Jean-Paul II veillera à expliquer, à faire découvrir sur le fond cette encyclique, qualifiée par Benoît XVI de « prophétique ». Dans le même sens, le pape François a prononcé un sermon sur le sujet à Manille (Lire). « Je pense au bienheureux Paul VI, à un moment où se posait le problème de l’accroissement de la population, il a eu le courage de défendre l’ouverture à la vie dans la famille. […] Paul VI était courageux, c’était un bon pasteur et il a mis en garde ses brebis contre les loups qui arrivent. ». C’est en mettant ce point en relief que le Pape François a procédé à la béatification de Paul VI, manifestant son intérêt pour la famille. Et il n’est pas anodin que la canonisation arrive au cinquantième anniversaire de la parution de l’encyclique Humanae Vitae.
Paul VI a été béatifié par le pape François à la clôture du synode sur la famille. Au milieu des multiples débats ayant occupé les pères synodaux, pourquoi ce coup de projecteur sur les méthodes naturelles de régulation des naissances ?
Il est beaucoup mis en avant autour d’Amoris laetitia des interprétations qui sont un peu en rupture avec l’enseignement du magistère de l’Eglise. Ce qui en soi n’est pas possible ! Le magistère ne se contredit pas lui-même. Et pour ce faire, un des arguments avancés est le « changement de paradigme » : les choses ont changé, il faut savoir s’adapter, etc. Or, par ce « coup de projecteur » sur Humanae Vitae à travers la figure de Paul VI, le pape François, avec d’autres termes mais dans le même état d’esprit, déploie ce que Veritatis splendor (1993) (Lire) a voulu affirmer de manière très claire. Le changement de paradigme ne justifie pas le changement de la vérité. La vérité sur l’homme, la promesse de l’éternité, les moyens de la sainteté ne changent pas ! Ces moyens, c’est l’amour de Dieu et l’authenticité de cet amour dans la vie chrétienne.
Quels sont les points doctrinaux développés par l’encyclique ?
Humanae Vitae développe des points fondamentaux : le bien de l’homme, le bien du foyer et cette fameuse paternité et maternité responsables, sachant que celles-ci s’exercent par la détermination réfléchie et généreuse de faire grandir une famille nombreuse, soit par la décision prise, pour de graves motifs et dans le respect du droit moral, d’éviter, temporairement ou même pour un temps indéterminé, une nouvelle naissance. Mais il ne peut pas y avoir d’esprit de fermeture à la vie.
La notion de générosité est bien mise en avant, en lien avec cette responsabilité. Cette responsabilité est liée à tous les aspects de la vie humaine : ce peut être des motifs économiques, physiques, sociaux… Ce qui est très difficile c’est que la morale chrétienne renvoie à la conscience, cette voix de Dieu au fond de nous même qui nous indique le bien à faire et le mal à éviter. Et cette conscience demande à être éduquée. Elle est parfois confondue avec la morale psychologique qui fait tendre vers un ressenti – je ressens comme ceci ou comme cela – et qui peut nous détourner de la voix de Dieu.
En arrière-fond, vient aussi la valeur de la morale catholique, réaffirmée par l’encyclique Veritatis Splendor de Jean-Paul II en 1994. Finalement, c’est l’existence d’une vérité, liée à la personne même du Christ, qui et remise en cause dans la non-réception de l’encyclique. Dans le cas contraire, on en reviendrait à une morale casuistique, à la différence près que la casuistique connue dans les siècles passés était sous-tendue par une foi vivante aujourd’hui très diminuée…
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