Depuis le mois de mars 2018 jusqu’au mois de juin 2019, nous sommes invités à faire mémoire de l’aventure extraordinaire qu’ont vécue nos ancêtres, il y a tout juste 600 ans.
Le 4 mars 1418, le célèbre prédicateur dominicain Vincent Ferrier, un des personnages les plus en vue de son temps, était accueilli à Theix par le Duc de Bretagne qui l’avait invité et Monseigneur Amaury de la Motte, évêque de Vannes.
Escorté jusqu’à la ville épiscopale, il y prêchait dès le lendemain sur la place des Lices.
Il passa chez nous la dernière année de sa vie, exerçant son apostolat de missionnaire itinérant dans toute la Bretagne.
Il mourut d’épuisement à Vannes le 5 avril 1419 en promettant aux Bretons d’être désormais leur avocat auprès de Dieu. Son corps a été enseveli à la cathédrale de Vannes où il repose toujours. Son procès de béatification s’est déroulé pour partie en l’église de Malestroit.
De Saint-Perreux à Le Saint, de Mauron à Ploemeur, de très nombreuses églises de notre diocèse ont conservé son souvenir sous la forme d’une statue, d’un vitrail ou d’une chapelle qui marque la trace de son passage.
Ainsi, si la ville de Vannes peut s’honorer de son patronage, il n’y a pas un pays de notre diocèse qui n’ait été marqué par sa personnalité et qui n’ait été vivifié par sa prédication.
Pourquoi commémorer ces évènements alors que six siècles nous en séparent ? N’y-a-t-il pas pour notre Église des chantiers plus urgents dans le monde d’aujourd’hui ? Pourquoi prendre encore du temps pour retourner vers le passé ? L’auteur de la Lettre aux Hébreux nous donne une première réponse à ces questions : « Souvenez-vous de ceux qui vous ont dirigés : ils vous ont annoncé la Parole de Dieu. Méditez sur l’aboutissement de la vie qu’ils ont menée et imitez leur foi. Jésus-Christ, hier et aujourd’hui, est le même, il l’est pour l’éternité. Ne vous laissez pas égarer par toutes sortes de doctrines étrangères (1) ».
La mémoire est au cœur de l’identité des peuples comme elle est au cœur de l’identité des personnes. Notre histoire nous constitue et il faut savoir d’où l’on vient pour savoir qui l’on est et savoir où l’on va. Un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir. C’est cette évidence qui fonde la nécessité de la transmission. Connaître le passé et se l’approprier n’est donc pas se couper du présent et se désintéresser de l’avenir ; c’est au contraire assumer son identité aujourd’hui pour être en mesure de construire demain. Une civilisation s’édifie quand l’homme est tout à la fois héritier et bâtisseur.
Par-delà ces considérations anthropologiques, la mémoire est un élément essentiel de la foi et du culte judéo-chrétien dans lequel elle se fait anamnèse (2). Elle est mentionnée pour la première fois dans l’Ancien Testament lors de la révélation du Nom de Dieu à Moïse au buisson ardent : « Tu parleras ainsi aux fils d’Israël : « Celui qui m’a envoyé vers vous, c’est le Seigneur, le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob. C’est là mon nom pour toujours, c’est par lui que vous ferez mémoire de moi d’âge en âge (3) ».
La mémoire biblique vient nous rappeler des moments de rencontre, des évènements du passé où l’Alliance entre Dieu et l’humanité a été signifiée : le récit de la création, l’histoire de Noé, celle d’Abraham, celle de Moïse, celle de David. C’est la dynamique de l’Histoire Sainte. Elle présente cette particularité : s’il est vrai que les évènements qui ont signifié l’Alliance sont passés, l’Alliance, pour sa part, demeure. Moïse le dit explicitement dans le Deutéronome : « Le Seigneur notre Dieu a conclu une alliance avec nous à l’Horeb : ce n’est pas avec nos pères que le Seigneur a conclu cette alliance mais bien avec nous, avec nous-mêmes qui sommes ici aujourd’hui, tous vivants (4)».
Dans la célébration de la Pâque juive, qui préfigure le mystère pascal du Christ, la mémoire devient le centre du culte. Pour nous chrétiens, la Pâque de Jésus est le cœur de la vie sacramentelle, la source de la vie spirituelle et la promesse de la vie éternelle. Le mémorial n’est pas seulement l’évocation du passé ; il est vécu dans l’aujourd’hui éternel de Dieu qui me donne d’accueillir pour moi, aujourd’hui et maintenant le salut. Chez les juifs, la Mishna, commentaire traditionnel du Pentateuque, explique que « de génération en génération, chacun doit se reconnaître comme étant lui-même sorti d’Égypte ». Dès lors, l’oubli est le signe du péché, de l’éloignement de la foi (5). Oublier est un péché, se souvenir est un salut. « Garde-toi d’oublier le Seigneur ton Dieu… souviens-toi (6).»
C’est aussi dans cette perspective que nous devons aborder l’histoire de l’Église, dans laquelle continue à s’écrire l’Histoire Sainte pour notre vie de chaque jour. Entrer dans l’année jubilaire dédiée à saint Vincent Ferrier, ce n’est pas seulement sacrifier à un devoir de mémoire au sens où le monde l’entend ; c’est faire mémoire au sens biblique du terme. C’est nous rappeler les hauts faits que Dieu a accomplis dans sa vie pour le bien de toute l’Église et de tous les hommes. C’est vouloir nous rappeler que les grandes œuvres que Dieu a accomplies par son entremise, il continue de les accomplir aujourd’hui et qu’il continuera de les accomplir demain. À travers le jubilé de saint Vincent Ferrier, nous voulons entrer dans la pédagogie de l’Histoire Sainte, nous voulons redécouvrir la prière chrétienne qui se nourrit de la mémoire (7) et remonter par-là à la source même de l’espérance pour être chrétiens à notre tour, c’est-à-dire disciples de Jésus-Christ et missionnaires de l’Évangile.
(1) H2 13, 7-9
(2) Du grec «faire mémoire» : l’anamnèse est un appel au souvenir de Dieu ; ainsi l’actualisation liturgique du sacrifice de la nouvelle Alliance peut être comprise comme la rencontre du souvenir descendant de Dieu – dont la mémoire ne saurait être en défaut – et du souvenir montant de l’Église obéissant à l’invitation du Seigneur.
(3) Ex 3, 15.
(4) Dt 5, 2 – 3.
(5) Cf. Juges 8, 34 ; Jérémie 2, 13.
(6) Dt 4, 9 ; 8, 11 ; 9, 7.
(7) cf. Psaumes 104, 105, 106.